Dessins - Zeichnungen

Tore Bergsteiner
Jean Boskja Mißler
Soeren Neuperti
Jack Skysegel
John Christoph Dionysos Sommersberg

du 25 mars au 5 avril 2003


Tore Bergsteiner

Né en 1969 à Bremerhaven
Vit et travaille à Munich

Je travaille en tant que peintre indépendant depuis 1986. Dans les années 1993-94, j‘ai étudié la peinture au College of Fine Arts de l‘Université du Texas à Austin. Je décris mon travail comme étant une collection de beaux moments et de belles pensées qui nous concernent tous, en tant qu‘hommes de notre temps. Mon style est fortement individuel et se tourne vers les mouvements de notre temps qui n‘ont pas encore trouvé leur expression en tant que produit formel de la peinture.
Je montre, dans cette exposition, des dessins aux coloris tendres, créés dans les années2000-2002. Les motifs sont essentiellement fondés sur le concept de la ligne complexe : sur la base du minimum de lignes (souvent seulement une ou deux), je fais naître un monde sous forme de personnages ou de langage corporel détaillé. Les dessins qui ressortissent à cette forme de style, impressionnent par leur simplicité et par leur structure limpide. Malgré leur simplicité, les images ne manquent pas de richesse et chacun des travaux présentés justifie lui-même sa raison d‘être.
Tore Bergsteiner, 2003


Behind the Curtain, 2002


Jean Boskja Mißler

Né en 1947 à Kassel
Vit et travaille à Kassel

D‘un geste léger, il verse le sang sur la toile. Il me semble tout à fait calme. Il respire et se retourne. Il me parle. Tu dois guider la main et ne pas être la main. Les chevaux s‘ébrouent, mais ils obéissent sous le harnais. Débridés, ils font ce qu‘ils veulent. La main est maladroite quand elle saute l‘obstacle. Conduis-la doucement de l‘autre côté. Suis-la des yeux. Observe-la, comme si elle ne t‘appartenait pas. Regarde ce qu‘elle fait. Vois la trace qu‘elle laisse. Puis guide-la plus loin. Du magma de sang, des filets dégoulinent sur la toile, maintenant redressée. Jusqu‘à ce que la déchirure béante se referme sur sa gorge. J‘essaie de paraître indifférent et vais répondre. Dire n‘importe quoi. Mais ma tête ressemble à une chambre froide. Entravés, les animaux de mes pensées. Aucun n‘élève la voix pour bêler. Je ne dis donc rien. Le peintre se tourne à nouveau vers la toile et y étale emphatiquement des cercles de petites touches, pavant ainsi le ciel d‘un bleu azuré. Le sang sous-jacent semble vaincu.
Jean-Boskja Mißler, Die Talente des Malers


Ohne Titel, 2002


Soeren Neuperti

Né en 1972 à Francfort
Vit et travaille à Francfort

À la fin de ma scolarité, j‘ai été confronté à un dilemme. Intéressé par la philosophie et enclin à l‘écriture et aux arts, il fallait que je choisisse dans laquelle de ces deux disciplines je devais poursuivre mes études. Je me suis décidé pour l‘étude de la philosophie, à l‘Université Goethe de Francfort, parce qu‘il m‘a semblé plus judicieux de me spécialiser dans cette discipline, plutôt qu‘en art, en ce que, à mon avis, il y est encore plus question de préserver sa propre liberté, son propre style. L‘étude de la philosophie n‘a pas signifié cependant l‘abandon de ma créativité artistique, bien au contraire elle devait soutenir mon art. De toute façon, il s‘agissait, pour moi, de pratiquer un art dans lequel le mot et l‘image, la pratique et la théorie forment un cercle herméneutique. Le recours aux thèmes et aux discours philosophiques, mais aussi politiques, était donc indispensable à mon travail. Car la philosophie et ses thèmes sont la fondation de ma créativité. Sur cette base, je transpose des théories philosophiques et politiques en de libres conceptions. De cette manière — de la même façon que pour la poésie lyrique — il en résulte un certain flou qui donne au spectateur, et surtout à moi aussi, de nouvelles libertés dans l‘utilisation du thème et une nouvelle perspective sur d‘anciennes questions.
Soeren Neuperti, février 2003


Wir, 2003


Jack Skysegel

Né en 1961à Kempten
Vit et travaille à Meinheim

Jack Skysegel n‘est pas mon nom pour l‘état civil. Il est tiré d‘un film de Wolfgang Staudte, d‘après un roman d‘aventure de Jack London Le Loup de mer. Jack Skysegel n‘y est que brièvement mentionné ; c‘est un homme qui vagabonde librement, sans but, qui n‘est l‘esclave de personne, le maître de personne. Les deux jeunes futurs adversaires Wolf Larsen et Humphrey van Weiden, un jour, le poursuivent en train. Quand les deux jeunes gens ont atteint leur but, ils doivent constater que Jack Skysegel est déjà mort. Ce film m‘a terriblement impressionné et j‘ai résolu d‘adopter, tôt ou tard, ce nom comme nom d‘artiste
À vrai dire, je ne voyage pas autour du monde ; je m‘accorde d‘être le héros en pantoufles de ma femme et de ma fille. Mes voyages sont de type mental et leurs billets sont, notamment, le papier et le crayon.
Je suis conscient que l‘art n‘a qu‘une influence limitée sur le développement social. Elle est d‘autant plus limitée que très peu d‘hommes s‘intéressent à l‘art. C‘est un fait. Je crois, cependant, à l‘art en tant que vecteur très significatif du progrès social, même si nous en sommes encore bien éloignés, et que même le plus stupide des individus est capable de le comprendre. Par conséquent, je fais de l‘art.
Jack Skysegel, février 2003


Daniel hinten rechts, Rafael vierter von rechts, 2003


J. C. D. Sommersberg

Né en 1979 à Bonn
Vit et travaille à Alfter

Sur moi: Je suis un artiste de la vie, plongé dans la vie, immergé en elle. Je suis aussi un petit entrepreneur, gérant une modeste compagnie de nettoyage industriel. Loin du concept de la mondialisation...
Je suis né à Bonn, mais ai grandi dans le Vorgebirge, région de contreforts montagneux, entre Bonn et Cologne, en Rhénanie. Mon père était ouvrier dans une usine et ma mère ménagère. Pas de frères ni de soeurs.
Sur mes travaux: Ma production est à mon image.
Je crois que je ne sais ni dessiner ni peindre. D‘aucuns, cependant, pensent tout le contraire ... Allez comprendre ...
Au petit bonheur ...
Je dessine comme je sens, comme je respire, comme je vis... Tout à l‘émotion...
John Christoph Dionysos Sommersberg, 2003


Sodum und Gemurrar, 2002


Persistance de l‘expressionnisme
Les cinq artistes dont les dessins sont exposés ici appartiennent à deux générations successives de créateurs d‘outre-Rhin. Le plus jeune a vingt-quatre ans, le plus âgé en a cinquante-six. Ils sont nés et travaillent dans les Länder de l‘ancienne Allemagne occidentale. Ils ont peu exposé et, en tout cas, jamais de ce côté-ci du Rhin.
Au-delà du fait que j‘apprécie leur travail et que je collectionne leurs oeuvres depuis quelque temps, leur rencontre sur les cimaises de la Galerie du Haut-Pavé n‘a rien de fortuit. Derrière leurs extrêmes différences de prime abord, ces artistes partagent plus d‘un point qui les rapprochent et justifient le fait de les présenter ensemble.
Premier point commun, du domaine de l‘évidence, tous les dessins présentés relèvent de la figuration, même si certains des artistes ont aussi une pratique dans le registre abstrait.
Deuxième rapprochement, tous les cinq sont fortement ancrés dans notre temps et donnent, dans leur production, une place presque exclusive à la figure humaine contemporaine. La figure y est souvent présentée dans un contexte en rapport avec l‘actualité ou avec la vie quotidienne, mais en exhibant une banalité de surface qui dénie, du moins en première lecture, toute notion d‘héroïsme ou de spectaculaire. Ceci ne veut pas dire que la critique en soit absente, ni que la prise de position, éthique, politique, philosophique ou morale y manque.
En effet, au-delà de cette –Gemütlichkeit” superficielle, on décèle, chez ces cinq artistes, mais aussi chez beaucoup de leurs contemporains d‘outre-Rhin, cette exaltation intimement liée à la culture germanique et que Richard Wagner reconnaissait comme inhérente à sa propre nature : –Der meiner Natur normale Zustand ist Exaltation”.
Cette exaltation de la nature humaine s‘exprime avec une intensité qui peut aller jusqu‘à la violence et qui permet d‘affirmer la persistance d‘un expressionnisme, parfois seulement latent, souvent sous-jacent, mais toujours bien réel, qui parcourt et irrigue en profondeur tout l‘art allemand du siècle passé et du début de celui-ci.
J‘espère, ainsi, à travers les oeuvres présentées, donner tort à Paul Valery, lorsqu‘il déclarait : «ce qu‘il y a de plus profond chez l‘homme, c‘est la peau».

Les travaux de Tore Bergsteiner, né en Allemagne du nord mais travaillant à Munich, ont un caractère immédiatement et évidemment accessible, jovial, respirant la joie de vivre, –gemütlich” à la bavaroise. Ils exhibent des coloris tendres, mettant en scène des personnages tout droit sortis des classes moyennes d‘une Allemagne qui a définitivement exorcisé ses mauvais démons.
D‘aucuns les trouveront simplistes et naïfs, niais, même — j‘entends déjà ricaner certains. Qu‘on y prête un peu plus d‘attention. Chez Bergsteiner, l‘art est tout d‘abord un état d‘esprit, qui vise à capter les «beaux moments et les belles pensées» de la vie, une forme d‘exaltation du quotidien ou du prosaïque, un exutoire à bien des moments, des faits et des pensées qui nous assaillent, nous révoltent ou nous entravent. Après tout, pourquoi l‘artiste devrait-il se complaire à dépeindre exclusivement la noirceur et le malheur ?
Dans la réalisation de ses dessins, Bergsteiner met en oeuvre deux techniques qu‘il a développées et qu‘il ne cesse de perfectionner. Tout d‘abord une approche qu‘il résume dans l‘expression «peindre ou dessiner comme un pianiste», concept influencé par les travaux du célèbre logicien, mathématicien et pionnier de la programmation informatique, Edsger Wype Dijkstra (1930-2002). Ses dessins sont produits sans repentir, d‘un seul jet, dans un tempo prédéfini, comme des rendus de partitions mentales préexistantes, mais que chaque nouvelle interprétation restitue avec une infinité de nuances.
La seconde technique que Bergsteiner cultive et développe, avec quelques amis artistes regroupés dans l‘association –Sambuga”, est celle de la «ligne complexe». Il s‘agit de produire des dessins avec un nombre minimal de lignes, souvent pas plus d‘une ou de deux, qui, telles des arabesques — mais sans la moindre velléité décorative, et toujours sans repentir —, décrivent des situations complexes, souvent chargées de tendresse, mais aussi d‘une tension psychologique, d‘un doute existentiel sur le futur proche, tout en s‘ancrant dans l‘immédiateté, dans l‘affirmation d‘un présent paisible ou anodin. Le calme avant l‘orage ?
Bergsteiner est aussi un adepte du calembour visuel, du jeu de mot, dans l‘esprit de Jean-Pierre Brisset — prince des penseurs, fou génial, monomaniaque de l‘étymologie loufoque, pataphysicien avant l‘heure, dont je ne saurais trop recommander la lecture et qui, on le sait peut-être, enseigna la natation — à l‘instar de ses chères grenouilles —, mais aussi longuement la langue allemande.

John Christoph Dionysos Sommersberg est le plus jeune des artistes exposés ici. C‘est aussi celui dont les travaux — qu‘ils soient figuratifs ou abstraits — se situent le plus directement et le plus évidemment dans la descendance expressionniste. Ainsi, le thème de Loth et de sa famille fuyant Sodome en flammes, a déjà inspiré à Otto Dix une toile mémorable. Bien sûr, la Sodome de Sommersberg doit plus à New York qu‘à une cité biblique. Mais c‘est un trait des expressionnismes — et plus particulièrement de la –Neue Sachlichkeit” — que de transposer des thèmes anciens dans un univers contemporain. Rien de bien neuf sous le soleil, d‘ailleurs, car les artistes de l‘ère gothique, de la Renaissance et de l‘époque baroque le faisaient déjà couramment. Il faudra attendre la propagation du positivisme scientifique — et de sa traduction artistique, dans un réalisme plus ou moins romantisé — pour que de tels anachronismes soient relégués au registre des arts populaires. Jusqu‘à ce que Manet y aille de son Olympia et de son Déjeuner sur l‘herbe, qui, en leur temps, choquèrent plus du fait de cette transgression que par l‘érotisme trop cru de leur thématique.
Mais revenons à Sommersberg. Les travaux de ce jeune artiste, bourré de doutes, d‘incertitudes, de scrupules, au point de refuser, quasiment à la dernière minute, de présenter ses travaux récents pour cette exposition, ont un caractère poignant qui témoigne de ce que j‘ai l‘habitude d‘appeler une «épaisseur humaine».
J‘y vois un très nietzschéen alliage de tragique et de dérisoire, d‘introspection et d‘ironie, un flirt permanent avec les situations limites, proches de la folie, mais toujours fortement imprégnées d‘un profond sens de l‘humain, de cette pesanteur intérieure, signe infaillible qui permet de distinguer les véritables artistes des bateleurs et des singes.
S‘il fallait établir un parallèle avec un classique, c‘est le personnage de Rimbaud, celui des Illuminations, qui me semblerait le plus pertinent pour caractériser la démarche de Sommersberg.
Le dessin Ironie me fait aussi irrésistiblement penser au poète Friedrich Hölderlin, penché sur la rédaction de son Hyperion, rongé par cette lente folie qu‘il partage avec de grands créateurs allemands : Schumann, Nietzsche et bien d‘autres... La fenêtre dans ce mur lézardé ne serait-elle pas celle qui, dans la haute tour de Tübingen, permet d‘apercevoir l‘autre rive du Neckar ? Le tout sur un fond de musique de Bruno Maderna, probablement le seul compositeur à avoir su saisir et traduire cette rare atmosphère.

J‘ai découvert l‘oeuvre de Jack Skysegel à travers ses dessins naturalistes et expressifs datant des années 1980-1987. La première pièce que j‘ai acquise de lui représentait deux quartiers de boeuf suspendus à des crochets invisibles et, tout à côté, un boeuf sur pied, broutant une herbe, elle aussi invisible, le tout presque jeté comme au hasard sur une feuille d‘esquisse. Vinrent ensuite une aquarelle, portrait d‘une jeune aveugle sur une page embossée en Braille, puis une série de portraits de laissés pour compte de la vie : personnages handicapés, éclopés, débiles ou tout simplement disgracieux. Une de ces feuilles, particulièrement poignante, figure son neveu, Domenique, né avec une maladie génétique incurable et décédé en bas âge...
Quelques dessins dans cette veine sont présentés ici, mais Skysegel a surtout voulu exposer ses travaux les plus récents, ses –Paperworks-Arbeiten” qui usent — et abusent, dans le bon sens du terme — de l‘actualité pléthorique, dans ce qu‘elle a de plus éphémère : le journal quotidien, voué à la destruction dès sa lecture.
Skysegel raconte que l‘idée lui est venue d‘utiliser ce support un jour où, machinalement, lors d‘une conversation téléphonique, il s‘est mis à griffonner la couverture d‘un magazine, affublant d‘une barbe un visage glabre.
L‘idée était là : détourner ces clichés, souvent tragiques ou spectaculaires, pour en faire des images porteuses d‘un sens tout autre. Ses procédés sont multiples. Le plus simple consiste à isoler, dans une scène à plusieurs personnages, l‘un d‘entre eux, masquant les autres. Le rescapé de cet exercice semble paralysé, désorienté, décontextualisé, paumé dans un univers qui le dépasse et peut être, selon les cas, onirique ou terrifiant.
Le paradoxe de la démarche réside dans la transformation d‘un matériau fugace par essence — qui achète le journal de la veille ? — en une icône intemporelle et durable, de la feuille, condamnée à la corbeille, à l‘emballage des légumes ou de leurs épluchures, en oeuvre d‘art appartenant aux valeurs — dans les deux sens de ce terme — de la culture (avec un grand K, en allemand !).
Dans Bin Laden for restauration, le portrait de la bête noire des Américains est agrémenté de feuilles d‘or, à la mode des icônes orthodoxes. Mais, en regardant de plus près, on découvre que l‘or s‘écaille... Lecture polysémique, mise en abîme...
Skysegel récuse cependant toute analyse politique de son travail. Son seul domaine d‘intérêt est la considération de la grandeur et du dérisoire de la condition humaine.

Jean Boskja Mißler est un artiste polymorphe qui se dissimule parfois sous le pseudonyme de Homer Basalt. Poète, auteur de chansons, essayiste, homme de théâtre, scénographe, dessinateur, peintre, organisateur de performances, conférencier, il est né et travaille à Kassel, ville de la Documenta, la Mecque de l‘art contemporain en Allemagne. Dès l‘âge de dix-neuf ans, il fait du porte-à-porte, de ville en ville, pour vendre ses dessins, trouvant de temps à autre un amateur qui soutient son travail et lui permet d‘exposer çà et là en Allemagne. Son lieu de travail et de résidence lui permet aussi de montrer ses travaux dans la périphérie des Documenta 4, 5, 6, 7, 8 et 9, de 1968 à 1992, tout d‘abord dans la rue puis dans des galeries off la manifestation.
Chacun des dessins de Mißler raconte une histoire. Cette histoire ne nous est pas immédiatement perceptible et peut, selon l‘état d‘esprit de l‘observateur, offrir plusieurs significations contradictoires. Les personnages sont traités à la mine de plomb, nerveusement, de façon incisive, à la manière des expressionnistes allemands du début du siècle dernier. Ils sont disposés dans un espace, que l‘on devine être ouvert de toutes parts, comme des acteurs le seraient sur un plateau de théâtre.
Plus récemment, Mißler a ajouté des aplats arbitraires de couleurs vives ou de dorure au fond de ses dessins, comme s‘il s‘agissait d‘une toile de décor, dispositif propre à la distanciation et à la mise en abîme des histoires offertes à nos yeux.
Ces histoires finissent par provoquer un certain malaise chez le spectateur. Il comprend qu‘il se passe quelque chose. La monstration de l‘oeuvre l‘invite à y prendre part, mais il lui manque la clé pour y entrer. Il est donc relégué dans la position du voyeur, témoin des réjouissances ou des drames offerts à ses yeux, sans qu‘il sache exactement ce dont il s‘agit, ni quelles en sont les conséquences, graves ou anodines. Il en est réduit au rôle, quelque peu inconfortable, de l‘invité à une fête, qui ne connaît aucun des autres invités et reste dans son coin à observer, tel un ornithologue devant ses chers oiseaux, le comportement de ses congénères de l‘espèce humaine. Pour autant, son regard sur la société humaine n‘est ni amer ni critique. Il s‘agit tout simplement de la mise en scène — en page — du théâtre de la vie. On pense immanquablement à la tirade de Jacques dans le As you like it de Shakespeare : All the world‘s a stage,And all the men and women merely players.They have their exits and their entrances,And one man in his time plays many parts,His acts being seven ages.

Le dessin de Soeren Neuperti fait penser à celui de Käthe Kollwitz, une artiste dont le travail est malheureusement trop peu connu en France et qui représenta, sans complaisance, dans un réalisme cru et expressif, la misère du petit peuple allemand dans la période noire de l‘entre-deux-guerres.
Mais, par choix, Neuperti n‘est pas seulement peintre ou dessinateur. Il est aussi — et avant tout — philosophe. Il le revendique haut et fort. Son art exprime donc plus que de la compassion et va bien au-delà du simple militantisme.
Ses dessins matérialisent des réflexions métaphysiques — plus précisément ontologiques — sur l‘être en tant qu‘être, indépendamment de ses déterminations particulières. Il suffit, pour s‘en convaincre, de considérer quelques titres : Bin ich der, der gewesen sein wird ? Werde ich die sein, die war ? War ich die, die sein wird ? (Suis-je celui qui aura été ? Serai-je celui qui fut ? Étais-je celui qui sera ?) On le voit, Héraclite n‘est pas loin. Descartes non plus. Le premier dans le questionnement, le second dans la réponse suggérée...
Neuperti ne s‘en tient pas à ces seules considérations. Il exprime aussi, dans des images au caractère incisif et subversif, des critiques corrosives, sans appel, de notre société. Il met en scène ce qui tend à réifier l‘Homme. Par exemple, dans Strich-Code (Code à barres), une foule de personnages se transforme en une série de traits formant un code du type de ceux qui figurent sur les produits commercialisés dans les grandes surfaces. Wer programmiert den Programmierer ? (Qui programme le programmeur ?) et Digitale Welt (Monde digital) relèvent d‘un cauchemar dans lequel l‘humanité se déshumanise au profit de la machine...
Il y a aussi, chez Neuperti, des images plus politiques, stigmatisant, par exemple, la lâcheté et l‘irresponsabilité des va-t-en-guerre de tous poils. Un dessin évoquant l‘Administration Bush laisse deviner la silhouette d‘un Afghan enturbanné...
Et puis, çà et là, comme perçant sous cette couche dense de sens et de critique, surgissent de grands traits d‘ironie, comme des éclats de rire au milieu du désastre. Il ne faut pas s‘y tromper, cette attitude n‘est qu‘un écho de ce qu‘exprimait le grand philosophe danois dont Neuperti porte le prénom. Søren Kierkegaard disait en effet : "Dès ma petite enfance, une des flèches de la douleur s‘est fichée dans mon coeur. Aussi longtemps qu‘elle y demeure, je suis ironique ; si on l‘en arrache, je meurs."

Louis Doucet, mars 2003

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