Serge Pietri

The End of Quiproqui

du 5 janvier au 6 février 1999


Serge Pietri



Sous le tipi de l‘esplanade j‘écoutais Cohn-Bendit nous parler des élites, quand un professeur de linguistique me demanda si je travaillais pour l‘I.G.N. En chuchotant, je répondis :
- Heu oui, l‘I.G.N. investit dans la reconstitution de l‘illusion, dans l‘idée qu‘un point de vue supérieur est nécessaire à une meilleure compréhension du monde. On peut y voir un peu de verdure, des ruisseaux aussi grands que des fleuves, des mares comme des lacs, des chemins aussi droits que des lignes de chemins de fer, des profondeurs qui ressemblent à des hauteurs... Les cartes que je réalise en ce moment sont sans aucune trace de style, un parcours dans le désert, pendant lequel pleuvent les «qu‘est ce que c‘est». Elles disent aussi qu‘on ne peut rien voir de vrai de si haut.
Avec sa voix calme, le vieux prof continue :
- Dans vos cartes, on voit le reflet des lumières du lieu, le paysage présent du regard. (Éphémère et illusoire, lui aussi, si on le considère comme porteur de message.)
Alors, je réponds :
- Voir, ne crée pas de limites, la vue pas plus, la vision encore moins.
Il continue après un petit silence :
- Maintenant, si on considère ces cartes comme une réflexion sur les objets du monde, on peut deviner une certaine volonté de communiquer, au-delà du mystère des intentions.
Là, il m‘avait cloué à mon siège. En plus, Cohn-Bendit avait repris la parole. J‘étais mal mal mal. J‘avais envie de lui envoyer mon poing sur la figure. Je le regarde, il est vraiment trop vieux, et l‘ambiance vraiment trop écolo. Je me reprends et l‘ajoute, un peu lâchement :
- Le niveau de perception est différent si l‘on considère la distance, la hauteur, le niveau où les choses se trouvent, leurs relations sur d‘assez grandes distances... Tenez, par exemple : il y a une carte du Monde faite au VIe siècle par un Arabe du nom de Al-Idrisi, géographe, avec le sud en haut, et qui constitue le sommet de la cartographie islamique...
- Mais... Vous faites des cartes, heu... pour l‘I.G.N. ?
- Oui oui, pour l‘Idéographie Géostationnaire Neutre de l‘art.
À ces mots, le professeur de linguistique se lève, enjambe son siège pour éviter de déranger nos voisins, mais son pied ac-croche mon genou qui s‘était légèrement déplacé vers le haut, et s‘effondre sur le carrelage. Le pauvre vieux me regarde terrorisé et s‘enfuit, laissant derrière lui une traînée d‘hémoglobine sur le sol jaune-vert.
Chacun ses limites.
Cohn-Bendit se lève et me dévisage de ses beaux yeux clairs.
La nuit tombe sur la réserve...
Idéographie - Représentation directe du sens des mots par des signes graphiques.
Géostationnaire - Se dit d‘un satellite artificiel qui gravite sur une trajectoire équatoriale et, de ce fait, paraît immobile pour un observateur terrestre. (L‘orbite des satellites géostationnaires est unique : son altitude est voisine de 35 800 km.)
Neutre - Qui ne prend pas parti entre les puissances belligérantes, entre des personnes opposées / Se dit d‘une région, d‘un État dont les puissances reconnaissent la neutralité et s‘engagent à respecter le territoire en cas de guerre, ainsi que les ressortissants de cet État...

Texte de Serge Pietri, extrait de «The End of the Quiproqui», édité en CD audio, serge 1999.

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